Dans nos sociétés patriarcales, on donne une importance accrue à la lignée strictement patrilinéaire sur toutes les autres. On pense évidemment à la noblesse, où les titres se transmettent de père en fils et dans laquelle émergent de « grandes familles », comme les Habsbourg ou la maison de Wettin, qui n'ont en commun qu'un ancêtre strictement patrilinéaire : quand une Habsbourg épouse un roi de France, ses enfants cessent d'être des Habsbourg. Chez les gens du commun, on voit fleurir sur les sites spécialisés les arbres « de la famille X », qui tentent de retrouver l'origine commune de tous les porteurs d'un même nom de famille : moi-même, je pratique cette activité.
J'ai longtemps caressé l'idée de rechercher tous les descendants mâles d'Hugues Capet, pour voir si l'on ne pourrait retrouver, par l'intermédiaire des bâtards, des descendants autres que les Bourbons d'Espagne et la famille d'Orléans. Cette idée ne s'est jamais concrétisée en raison du nombre sauvagement énorme de descendants du brave homme : rien que retrouver tous les descendants d'Henri IV constitue une tâche longue et ardue. J'ai alors eu une idée. Et si l'on s'intéressait pour une fois à la lignée strictement matrilinéaire ? Si l'on prenait une quelconque reine et qu'on essayait de retrouver la mère de la mère de la mère de sa mère et toutes ses descendantes par les femmes, et ainsi de suite jusqu'à avoir épuisé la lignée ? Outre que cela serait d'une originalité certaine, cela présente un intérêt dans un tout autre domaine, que je vais détailler. Mais d'abord, contextualisons un peu.
Vous avez déjà entendu parler de la génétique des populations ? C'est cette science qui étudie le génome d'individus vivants et de quelques individus morts et, en comparant tous ces génomes, tente de reconstituer l'histoire des populations, par exemple en mettant les parentés génétiques en parallèle avec les ethnies des porteurs. Il y a cependant un hic, qui complique grandement la tâche de la généalogie génétique. Contrairement au modèle simplifié que l'on apprend au lycée, pour une paire de chromosomes donnée, l'enfant ne reçoit pas un chromosome de son père et un chromosome de sa mère : il reçoit en réalité un imbroglio de gènes tirés pour moitié de son père et pour moitié de sa mère. Pour prendre une image, Papa fournit l'ensemble des cartes de cœur et Maman l'ensemble des cartes de pique, et Bébé reçoit deux jeux de cartes allant de l'as au roi mais où les cœurs et les piques sont mélangés. À ceci près qu'en ne connaissant que le génome de Bébé, il est impossible de déterminer quel gène vient de Maman et quel gène vient de Papa. Cela s'appelle la recombinaison.
Il existe cependant deux toutes petites zones du génome qui ne recombinent pas : il s'agit de l'essentiel du chromosome Y et du petit noyau d'ADN que l'on trouve dans les mitochondries. Et ces zones non recombinantes ont cela d'intéressant que le chromosome Y se transmet strictement par les mâles et les mitochondries strictement par les femelles. Ce qui permet d'étudier les lignées strictement patrilinéaires ou strictement matrilinéaires, ce dont les généticiens ne se privent pas. Depuis quelques années, cependant, un problème s'est fait jour, lié à la datation des mutations. En effet, certains segments du code génétique appelés les STR mutent très rapidement — à l'échelle du reste du génome, s'entend — et peuvent donc être utilisés pour dater l'ancêtre commun le plus récent de plusieurs individus : à chaque génération, chacun de ces segments à une certaine probabilité de muter, ce qui permet, par un calcul complexe et en comparant les STR de tous les individus du groupe étudié, de déterminer combien de générations se sont écoulées depuis l'ancêtre commun le plus récent. Ce qui est une donnée très importante dans certains cas. Or, on s'est rendu compte que la constante utilisée dans le modèle était potentiellement faussée et dans un rapport de un à trois environ. Cela signifie que des groupes dont on estimait que l'origine commune remonte à dix mille ans pourraient en réalité n'en avoir que trois mille, ce qui fait une différence colossale dès lors que l'on veut mettre ces parentés génétiques en parallèle avec des événements historiques (genre, dans les articles intelligents que j'écris, au hasard).
Alors j'ai eu cette idée. Si on prenait tout simplement une famille dont l'histoire est connue et remonte à suffisamment longtemps, qu'on retrouve les descendants encore vivants et qu'on étalonne la constante sur un cas réel ? Bon, si possible, sur plusieurs cas réels pour obtenir des résultats fiables mais l'idée reste la même. Dès lors, quoi de mieux que d'étudier une famille noble, dont les origines connues remontent à un millénaire ou pas loin ? Et dans le cas qui nous intéresse, une lignée féminine est plus intéressante qu'une lignée masculine car, comme on dit, « Maman, c'est sûr, Papa, peut-être ». Comme il ne peut y avoir aucun doute possible quant au fait que la mère sociale est bien la mère biologique dans un milieu social qui attache une telle importance à la légitimité de la descendance, les lignées strictement matrilinéaires semblent tout indiquées.
Alors banco. J'ai essayé de retracer la généalogie par les femmes la plus complète possible d'une grand lignée féminine noble. En l'occurrence, j'ai essayé de retrouver toutes les descendantes par les femmes de Garsende de Forcalquier. Si vous n'être pas Provençal(e), ce nom ne vous dira sans doute rien. Sachez cependant qu'elle est l'aïeule plus ou moins lointaine et uniquement par les femmes de la reine Victoria du Royaume-Uni, de la reine-mère d'Espagne, de la reine-mère de Suède, de Catherine la Grande de Russie, de Christine de Suède mais aussi de Marie de Médicis épouse d'Henri IV et de plusieurs reines d'Espagne des XIe et XIIe siècles. Autant dire, une lignée légèrement ultra-connue… sauf qu'en fait non, personne n'a conscience de ces parentés. C'est en effet assez surprenant de découvrir qu'une fille venue d'une lignée de banquiers florentins a quelque chose à voir avec Anastasia de Russie. Et pourtant, elles ont une ancêtre commune, qui s'appelle Anne Jagellon et était une princesse tchèque.
Ce n'est pas la seule découverte que l'on fait en parcourant cet arbre. La première, c'est que malgré un foisonnement de branches à tout va, il n'y a actuellement qu'une cinquantaine de descendantes encore vivantes, leur âge s'échelonnant de quelques années à plus de soixante-dix ans. Si l'on ne prend en compte que la dernière génération, les moins de vingt ans, il n'y en a plus qu'une douzaine. La deuxième, est sans doute un corollaire de la première mais n'en est pas moins terriblement décevante : si la lignée connue a plus de huit cents ans, en revanche, l'ancêtre commune la plus récente à tous les individus encore vivants n'est pas Garsende mais seulement Marie Éléonore de Clèves, princesse allemande qui vécut de 1550 à 1608. En d'autres termes, cette lignée pourtant si prometteuse n'a du point de vue de la génétique des populations que 450 ans. Ce n'est en vérité pas énorme puisque ma propre lignée strictement patrilinéaire est au moins aussi vieille, alors que je suis un roturier de la pire espèce. Et malheureusement, moins de cinq cents ans, ce n'est pas assez pour que les mesures de variation génétique soient pertinentes, étant donnée la lenteur de mutation de notre génome.
La troisième, c'est que la position sociale des femmes d'une même famille est beaucoup plus variable que pour les hommes. En effet, la fortune et les titres se transmettant par les hommes, il est habituel de voir le rameau aîné d'une famille patrilinéaire monter petit à petit dans l'échelle sociale, tandis que les rameaux cadets descendent à mesure que les puînesses s'accumulent, cela tout aussi progressivement. Parfois, à la faveur de l'extinction d'un rameau aîné, un rameau puîné aura la chance de se voir précipité à des sommets inespérés, comme la famille de Bourbon, par exemple. Chez les femmes, il en va tout autrement : la montée ou la descente dans l'échelle sociale se faisant essentiellement par mariage, celles-ci peuvent alterner à un rythme assez rapide. Prenez Madeleine Sybille de Prusse. C'est une princesse Hohenzollern, son père est duc de Prusse, elle épouse l'électeur de Saxe : on parle là de la très haute noblesse allemande. À peine quatre générations plus tard, on trouve Ferdinande Henriette de Stolberg-Gedern, qui épouse un comte d'Erbach-Schönberg. Vous aviez déjà entendu parler des familles nobles de Stolberg-Gedern et d'Erbach-Shönberg ? Moi non plus… Alors ce ne sont pas non plus les paysans du coin, hein, ce sont des branches cadettes mineures de grandes familles nobles allemandes mais tout de même, le niveau social n'est plus le même. Eh bien encore quatre générations plus tard, par un heureux mariage, on trouve rien moins que la reine Victoria du Royaume-Uni, oui Madame !
Voilà tout ce que j'avais à dire sur cette petite expérience qui fut la mienne. Avant de vous quitter, laissez moi vous expliquer un peu les codes que j'ai employés dans cet arbre généalogique.
Tout d'abord, l'obèle simple † : elle signifie que la lignée féminine s'éteint. Attention ! Cela ne veut pas dire que la personne n'a pas eu d'enfants, seulement qu'elle n'a pas eu de fille.
Ensuite, l'obèle double ‡ : elle désigne les extrémités de ligne. Ce sont des femmes qui sont encore vivantes mais n'ont pas de descendance féminine connue : la lignée s'interrompt mais rien n'exclut qu'une génération suivante s'y ajoute dans un avenir plus ou moins proche. C'est particulièrement le cas des filles trop jeunes pour avoir des enfants. Ce sont ces personnes-là dont il faudrait recueillir le génome pour mener une étude telle que celle dont je parlais plus haut.
Similairement, la flèche => : c'est presque pareil. Dans certains cas, pour la descendance de personnes encore vivantes, il est difficile de trouver des informations fiables, en particulier sur les enfants et adolescents. Aussi, quand je sais qu'une personne vivante a une descendance féminine mais que je n'ai pas voulu me prendre la tête à en retrouver les moindres détails, j'ai simplement indiqué d'une flèche que la lignée se poursuit encore un peu.
Enfin, le point d'interrogation : il marque une incertitude de plusieurs natures possibles. Accompagné d'une obèle simple † (?), il signifie que la personne semble n'avoir aucune postérité féminine mais que je n'ai pas pu en acquérir la certitude totale ; il s'agit généralement de personnes appartenant à des familles d'assez basse extraction. De manière plus exceptionnelle, il a pu arriver que l'on ne soit pas totalement certain qu'une telle est bien la fille d'une autre : c'est particulièrement le cas avec les filles de Catherine la Grande de Russie, toutes illégitimes et non reconnues donc sujettes à caution. Je l'ai matérialisé par un symbole (?) situé avant le nom de la personne à la filiation incertaine.